L'image numérique,
ses qualités et ses performances de diffusion

Thierry Fumey, Photographe, Maître principal à l’Ecole de Photographie de Vevey (Suisse)

Conférence donnée le 19 octobre 2001 au Palais de la Culture de Bamako (Mali) dans le cadre des 4èmes Rencontres de la Photographie Africaine de Bamako (Mali) en 2001.



Introduction

C'est pour moi un honneur et un plaisir de pouvoir participer à ces 4èmes Rencontres de la Photographie Africaines de Bamako et de vous entretenir quelques instants sur les qualités de l'image numérique.
J'ai choisi de faire un survol des différents aspects de l'image numérique et d'en présenter les indéniables avantages mais aussi les limites et les implications pour l'Afrique.
Dans un premier temps, j'aimerais vous parler de l'évolution de l'image numérique dans les différents secteurs d'activité depuis une vingtaine d'années dans nos pays. Puis je tenterai des comparaisons entre les images argentiques et les images numériques en termes de délais, de coûts, de charge écologique et de vitesse de diffusion. Je vous dirai ensuite quelques mots sur les nécessités relatives à la transmission et à l'exploitation des données et partagerai aussi quelques réflexions sur la complexité de l'archivage des fichiers numériques. D'emblée je vais aborder le sujet de l'image numérique d'un point de vue commercial -mercantile diront certains- et professionnel car c'est bien la perspective de retour sur investissement qui motivera les décideurs à débloquer les fonds nécessaires pour équiper le pays en infrastructures coûteuses. Mais je terminerai quand même mon exposé avec quelques considérations sur l'impact du numérique dans la création et sur les supposées nouvelles possibilités de manipuler les images (ce ne sont pas les manipulations qui sont supposées, mais bien la nouveauté de la chose...).

Rapide historique sur l'évolution de l'image numérique

Il s'est déjà écoulé une vingtaine d'années depuis la présentation du premier appareil numérique, le Mavica de Sony. Cet appareil de 490 x 570 pixels -soit 273'300 pixels, ou 0,26 Mégapixels...- annonçait disait-on la mort de l'image argentique à l'époque même où j'étais en train d'apprendre les techniques maintenant appelées "anciennes" de prise de vue et de développement ! Vingt ans plus tard, nous voici avec des appareils affichant plus de 5 millions de pixels. Je me suis livré à un rapide calcul sur l'évolution des prix dans ce domaine : Alors que le prix des appareils a été divisé par 10 -dans la mesure ou les appareils de 1980 sont comparables avec ceux de l'an 2000 !- , le prix par pixel, lui, s'est trouvé divisé par plus de 100 dans le même temps. Malgré cela l'image argentique tient toujours le haut du pavé et probablement pour encore quelques années (entendez quelques décennies...) :
Pour le grand public, l'image argentique a pour elle la simplicité et un prix de revient encore avantageux, raisons pour lesquelles il lui garde ses faveurs. Le photographe amateur trouve l'image numérique un peu compliquée et les équipements trop onéreux. On observe même que c'est dans le secteur du jetable que le marché croît le plus rapidement aux EU, en Europe et au Japon.
Les fabricants aussi aiment bien l'image argentique, mais pour d'autres raisons, vous vous en doutez : Kodak, par exemple, réalise 90% de son CA avec la technologie conventionnelle, mais consacre 65% de son budget R&D à l'image numérique... On comprend leur attachement à l'image argentique.
En ce qui concerne la photographie professionnelle, l'image numérique s'est heurtée à ses débuts aux faibles qualités des fichiers, et aux prix exorbitants des appareils.
Ce sont les grandes entreprises d'arts graphiques qui s'équipèrent en premier de scanneurs performants et d'ordinateurs puissants, car les investissements à consentir étaient à la hauteur des budgets des équipements que l'on peut imaginer dans ce domaine : de l'ordre de deux millions de francs français, mais sûrement pas dans le budget d'un photographe indépendant. Les conséquences sur l'emploi furent parfois dramatiques car nombre de métiers de l'imprimerie disparurent à cause des modifications des processus de production. La formation professionnelle a dû s'adapter à ces profonds changements structurels de l'édition et propose aujourd'hui des formations adaptées non seulement aux technologies modernes utilisées couramment dans l'édition, mais aussi aux technologies émergentes. Je pense là bien évidemment à Internet et au multimédia. La formation professionnelle est une de mes préoccupations quotidiennes, et je sais que l'industrie se sépare facilement des gens qui n'ont pas les compétences requises, et paie cher celles qui ont le bon profil...
Dans un second temps, dans les années 80, les agences de publicité et les graphistes s'équipèrent en ordinateurs. Un gain de temps énorme pour la mise en page et l'édition des fichiers que les imprimeurs pouvaient récupérer directement pour flasher les films pour l'impression. Les fichiers textes et vectoriels sont relativement peu gourmands en mémoire et en puissance de calcul, les images bitmap -beaucoup plus gourmandes-, étaient intégrées ultérieurement dans les fichiers par l'imprimeur qui disposait des machines adéquates.
Finalement dans les années 90, ce sont les photographes qui purent s'équiper de matériel informatique : Les machines devenaient abordables déjà pour le budget d'un studio de taille moyenne, des scanneurs performants devenaient accessibles. Encore fallait-il que les changements aient lieu dans les esprits. Là il n'y a guère de choix, c'est le marché qui vous pousse à vous mettre à la page ou à vous passer de clients : De moins en moins de graphistes ne veulent des diapositives qu'ils devraient eux-mêmes numériser; ils veulent des fichiers, bien plus rapide à intégrer dans leur chaîne de production. Mais finalement aujourd'hui, ce sont les photographes qui ne voudraient se passer d'avoir le contrôle sur leurs images le plus longtemps possible; et la numérisation est un passage clé pour assurer une bonne qualité d'impression.
J'observe depuis dix ans, puisque j'enseigne dans une école qui regroupe les apprentis photographes qui suivent une formation en entreprise dans toute la Suisse francophone, que le nombre des photographes qui se sont équipés en studio et laboratoire numérique a fortement augmenté ces 3 dernières années. Il n'est bientôt plus un seul photographe qui ne puisse satisfaire une demande en numérique. Mais bien sûr il restera, heureusement, toujours quelques irréductibles, je pense d'ailleurs plutôt à des artistes, qui continueront à utiliser les supports argentiques pour leur production, car ces supports traditionnels, tangibles, sont appropriés pour leur langage, assurant du même coup l'unicité des œuvres tout en les protégeant contre les manipulations.
Aujourd'hui la quasi-totalité des images imprimées chez nous sont numérisées à un stade ou à un autre de la production. Pour cela il a fallu consentir en 20 ans des investissements énormes dans l'ensemble de la chaîne de production, à commencer par l'édition pour terminer par la prise de vue en passant bien sûr par la formation professionnelle !

Les avantages des images numériques: Comparaisons avec l'image argentique en termes de délais de production, de coûts et d'écologie

L'image numérique s'impose aujourd'hui dans la production car elle est, en termes de délais, éminemment concurrentielle : La chaîne de production dans l'ère d'avant le tout numérique comportait plus de 10 étapes obligées de la prise de vue à l'imprimé : La prise de vue, le développement, le tirage; la livraison physique de l'agrandissement, puis la reproduction des textes et la sélection tramée des images, le développement des films tramés, le montage des films, l'exposition et le développement de la plaque d'impression, le montage de la plaque et finalement l'impression. Dans le meilleur des cas, et si la prise de vue et le traitement des photos se faisaient sur le lieu de l'impression, on pouvait espérer imprimer des images quelques heures après la prise de vue.
Aujourd'hui le nombre d'étapes peut être réduit à 4, oui vous avez bien entendu, 4 étapes peuvent suffire pour passer de la prise de vue à l'imprimé : La prise de vue avec un appareil numérique, transférée sur la station servant à la mise en page puis sur l'unité d'exposition des plaques d'impressions, puis l'impression elle-même. Dans ce cas, l'impression peut théoriquement avoir lieu une poignée de dizaine de minutes après que la prise de vue a été réalisée.
L'investissement pour ce genre de performance est encore élevé aujourd'hui, du moins pour ce qui est de la gravure directe des plaques d'impression à partir des fichiers (Technique appelée CTP pour " Computer To Plate "). Mais pour le photographe, l'investissement est raisonnable aujourd'hui -nous l'avons vu-, car il faut mettre cet investissement en relation avec le gain de temps, donc de productivité, et les coûts des consommables en photographie argentique : plus de Polaroïd, plus de films ni de développement, plus d'allées et venues et de réclamations au laboratoire. Des économies substantielles qui rendent l'investissement rentable à moyen terme voir même à court terme dans le cas d'une grosse commande, pour un catalogue par exemple !
Finalement, et ce n'est pas nécessairement un point secondaire, la charge supportée par l'environnement est notablement réduite, surtout lorsque l'élimination des déchets polluants ne peut être assurée de manière satisfaisante. C'est de mon point de vue un argument qui parle nettement en faveur de l'image numérique pour un très grand nombre d'applications commerciales pour lesquelles les problèmes de conservation ne se posent pas avec la même acuité que ceux des délais, loin s'en faut !

La diffusion de l'image numérique: Comparaisons avec l'image argentique en termes de rapidité de transmission

S'il est un avantage décisif de l'image numérique sur l'image argentique, c'est bien la rapidité de la transmission des documents. Quelques minutes séparent la prise de vue de la mise à disposition des images sur les serveurs des agences d'images. À cet instant, l'ensemble des rédactions du monde peuvent télécharger ces fichiers et les imprimer comme bon leur semble. Même si CNN est sur place avant l'événement (!), la presse écrite a ainsi des images dans les meilleurs délais, ce qui était inimaginable il n'y a pas si longtemps.
Quand les délais "ultracourts" ne sont pas une condition absolue, on évite tout de même de longs et coûteux déplacements pour acheminer les images. Vous m'excuserez de prendre encore pour exemple une expérience personnelle, mais c'est bien sûr ce que je connais le mieux, et ce qui probablement vous montrera à quel point ceci est possible aujourd'hui :
Helvetas-Mali, une association suisse pour la coopération internationale, a mis sur pied un Centre de Formation en Photographie à Bamako et a organisé un partenariat avec l'Ecole de Photographie de Vevey (Suisse). Il s'agit cette semaine d'un stage de formation en reportage dans le quartier populaire de Banconi. Chaque jour un participant, malien ou veveysan, réalise quelques images avec un appareil numérique professionnel. À midi, je retrouve le stagiaire et le photographe suisse bien connu Luc Chessex qui anime cet atelier, et nous choisissons une image sur un ordinateur portable, puis nous la préparons pour l'impression et la transmission. Je connecte ensuite l'ordinateur à une quelconque prise de téléphone et -via un fournisseur d'accès Internet malien- le fichier est à la rédaction de Lausanne, à 4'000 km d'ici, en deux ou trois minutes -une fois que la connexion est enfin correctement établie...-. Cette image est imprimée pendant la nuit dans un grand quotidien de Suisse francophone. Ainsi quelques heures seulement séparent la prise de vue à Banconi de l'édition à Lausanne. Ceci n'est pas un véritable exploit. C'est même une chose qui tend à devenir vraiment banale. Mais pour cela, il faut une infrastructure relativement lourde et puissante. Ce n'est pas du côté du photographe que se pose le problème de l'infrastructure, mais du côté des services de télécommunications et d'édition et ce qui est possible du Mali vers l'Europe, n'est pas nécessairement possible de Tombouctou à Bamako, nous allons le voir :

Les infrastructures nécessaires pour la transmission et l'exploitation des données

La clé de voûte de cette diffusion instantanée des images est bien sûr l'accès à un réseau de communication dense, rapide et fiable. À l'intérieur d'une entreprise, comme une rédaction par exemple, le réseau peut répondre assez facilement à ces critères, permettant à chaque poste relié d'accéder à l'ensemble des données qui lui sont utiles et de transmettre des fichiers dans les plus brefs délais à ceux qui en ont besoin. À l'échelle d'une ville ou d'un Etat, il s'agit d'une volonté politique qui engagera des investissements massifs -dont nous avons déjà parlé- mais dont les retombées économiques ne seront probablement pas négligeables pour autant que le pays soit à même d'entretenir ce réseau, si possible avec ses propres ressources humaines; ceci impliquant en amont la formation d'ingénieurs et de techniciens qualifiés.
Une autre contrainte, probablement plus difficile à résoudre car elle appartient à l'industrie privée, est celle de la chaîne de production : Une image numérique ne peut être exploitée pleinement que dans une imprimerie où la fabrication se fait -au moins en partie- numériquement. Sinon où serait le gain de temps et l'efficience si les fichiers reçus ne pouvaient être utilisé directement pour préparer les films d'impression ? L'introduction de la photographie numérique dans la production ne doit s'envisager valablement que si les installations en aval peuvent en tirer vraiment profit, car en dehors de l'édition papier, l'utilisation des images numérisées tel quel est encore limitée aux applications Internet et multimédia ou aux domaines qui étaient réservés aux négatifs couleur grâce aux performantes imprimantes actuelles.
Il faut donc d'une part que les Etats consentent des investissements pour la modernisation des télécommunications, et d'autre part que l'industrie privée de l'édition s'équipe des machines appropriées avant que les photographes ne puissent se lancer à corps perdu dans la photographie numérique.
Il faut redire que la retouche et le photomontage numérique ne sont pas des fins en soi. L'image numérique est véritablement intéressante pour d'autres aspects : Ceux de l'économie de temps et d'argent. Mais avant de réaliser ces économies-là, il faudra dépenser beaucoup !

La pérennité des formats de fichiers et des supports de masse, archivage, dépendance à des technologies à la fois lourdes et fragiles

Bien sûr il y a un revers à cette belle médaille numérique. Ce revers s'appelle obsolescence et dépendance : D'abord, l'obsolescence des supports de masse et des formats dans lesquels sont enregistrés les fichiers destinés à l'archivage. Ensuite, dépendance à du matériel informatique somme toute rapidement dépassé et éventuellement dépendance à des formats de fichiers propriétaires. Le choix d'un support et d'un format pour la conservation des documents est loin d'être anodin : Qui dans la salle peut me dire quels seront les supports de données et les formats de fichiers actuels que l'on pourra lire sans problème dans dix ou vingt ans ? Les floppy disc ? ils sont déjà morts ! ; les disquettes 3/4 de pouce ? elles sont sous perfusion ; Le CD ? il est en passe d'être remplacé par le DVD; le DVD ? comment savoir si ce disque si versatile sera toujours là ! Pourtant il en coûte des centaines de milliers de francs pour refaire des copies dans de nouveaux formats de supports de masse et de nouveaux formats de fichiers. Pour une banque d'images, le coût de ces rafraîchissements à échéances régulières doit être prévu. Le choix des formats de fichiers et des supports est une chose, mais la maintenance des appareils pour enregistrer et surtout lire ces supports est un autre problème délicat de dépendance à la technologie dont il ne faut sous-estimer ni l'importance ni le coût. Imaginez une collection d'images sous forme de CD qui ne pourrait être exploité faute de lecteurs en état de fonctionner...
Enfin, considérant les contraintes et les coûts liés à l'exploitation, à la transmission et au stockage des fichiers, le photographe est souvent enclin à livrer des images dont les résolutions sont justes nécessaires à celles du but fixé, mais pas suffisantes pour d'autres utilisations. De ce point de vue, gardons à l'esprit que la technique argentique, qui a largement fait ses preuves en 150 ans, permet d'exploiter pleinement son matériel de prise de vue actuel et peut très bien se combiner avec la préparation de fichiers grâce à la numérisation des films sur un scanneur dans l'hypothèse d'une production dite hybride. Certes on perd quelques avantages du tout numérique, mais, en contrepartie, on est en possession d'un original à très haute résolution relativement bon marché réalisé sans investissement en matériel et que l'on peut archiver à faible coût en vue d'une nouvelle numérisation.

Les questions du travail d'auteur, de l'impact sur la création artistique et de la manipulation des images

Avec la multiplication et la diffusion facilitée des images se pose la question du devenir de l'image photographique unique, de l'image objet, de l'image d'auteur qui semble-t-il risquent de disparaître au profit des images d'agences, lisses et stéréotypées. Mais d'un autre côté, les innombrables possibilités offertes par des équipements relativement modestes -un petit appareil numérique, un ordinateur et une imprimante de bureau- permettront une grande démocratisation de la création -il n'est qu'à voir les récents succès de vente de disques musicaux fabriqués à l'aide d'un simple Macintosh (Deep Forest; Era; Manu Chao; etc)-. En ce qui concerne l'image, Internet jouera là un rôle déterminant, permettant à chacun de montrer sa production au plus grand nombre, sans intermédiaires ni problème de diffusion. Internet peut donner à chacun la possibilité d'exister et d'être vu dans ce monde virtuel. Encore faut-il voir avec quel bonheur, mais c'est là une autre question...
Quant à savoir comment se modifieront les images et comment notre perception des images changera, je serai bien mal avisé de vouloir répondre à ces questions avec le peu de recul que nous avons aujourd'hui car on est bien loin de connaître toutes les applications possibles des images numériques dans notre quotidien.
Ce qui est certain en revanche, c'est que la manipulation des images numériques est un mythe : La photographie est depuis sa naissance une intrigante qui n'a jamais montré qu'un seul point de vue à la fois : Celui du photographe. Que celui-ci ait utilisé son viseur, des ciseaux ou Photoshop pour créer l'univers qu'il nous donne à voir, cela ne change rien.

Epilogue

En guise d'épilogue, vous me permettrez cette ultime réflexion :
N'oublions pas que les films argentiques resteront lisibles sur de simples tables lumineuses à l'aide de simples loupes pendant encore bien quelques centaines d'années... Qu'en sera-t-il alors de nos fichiers ?

Thierry Fumey
Octobre 2001